LE HAIKU AU SENEGAL, UNE EXPERIENCE EXALTANTE

Amadou LY

Permettez-moi de commencer mes propos par exprimer les sincères remerciements du Président du Jury du Concours de Haïku, le Professeur Madior DIOUF, ainsi que des membres, Madame le Professeur Adama Sow DIEYE et moi-même, à Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur Akira NAKAJIMA, à son épouse et à la Section Culturelle de l’Ambassade du Japon, pour leur confiance renouvelée aux membres du Jury, et pour les excellentes conditions de travail qu’ils leur ont faites.

Le hasard, je veux dire l’esprit de collégialité qui prévaut au sein de notre Jury du Concours de Haïku de l’Ambassade du Japon, fait que c’est mon tour, en cette année 2006, de prononcer l’allocution traditionnelle du Jury. J’en remercie mes chers collègues le Professeur Madior DIOUF et la Professeur Adama Sow DIEYE.

Le Concours du Haïku atteint cette année-ci ses vingt – cinq ans. C’est dire que c’est désormais un événement bien connu des Sénégalais, et qui tient une place de choix dans le calendrier culturel de notre pays. Qu’il me soit permis, en exorde à mon propos, d’évoquer le souvenir de Son Excellence Sonoo UCHIDA qui a eu l’idée géniale d’implanter au Sénégal la pratique du haïku. Ce fut une expérience exaltante et, à ma connaissance, la première en Afrique au Sud du Sahara (exception faite de la République Sud Africaine), voir sur tout le continent, et à ce jour, je ne sache pas que des cas similaires se soient multipliés. Son Excellence Sonoo UCHIDA, j’en suis persuadé, a continué depuis son pays à suivre les premiers balbutiements, les premiers pas hésitants puis la marche de plus en plus ferme et assurée de ce Concours, son enfant, et il peut aujourd’hui être fier de ce qu’il est devenu. Mes collègues et moi, et je crois pouvoir dire tous les haijins sénégalais, couronnés ou pas, connus ou non, et peut-être les autorités culturelles du Sénégal, prions Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur du Japon de bien vouloir lui transmettre, ainsi qu’aux hautes autorités de son pays, nos sincères remerciements et l’expression de notre profonde gratitude.

Une autre figure que je voulais évoquer en ce jour mémorable, c’est celle du Professeur Mouhamadou KANE, qui fut le co-initiateur de notre Concours et qui en a présidé le Jury jusqu’à sa mort, il ya quelques années. Son affabilité, son humour et sa bonhomie, lesquels ne l’empêchaient nullement d’être un fin critique en matière de littérature, et en particulier en poésie, nous ont beaucoup manqué. Nous espérons que son âme continuera très longtemps encore à accompagner ce Jury et ceux qui lui succèderont, pour que le haïku continue de vivre et de prospérer au Sénégal.

En cette année 2006, mon propos ne saurait ne pas porter sur deux géants de nos lettres sénégalaises, puisque, en même temps que les deux décennies du Concours de Haïku, que nous fêtons aujourd’hui, notre pays tout entier et même je devrais dire l’Afrique et le monde vont commémorer le centenaire de la naissance en 1906 de Birago DIOP et Léopold Sédar SENGHOR (je les cite dans cet ordre puisque, aux yeux de l’Etat-civil, Birago est de quelques mois l’aîné de Léopold). Ensuite je vous convierai à la lecture critique de quelques-uns des poèmes soumis à notre appréciation et que nous avons dû, parfois bien à regret, repousser pour quelque imperfection. Après quoi, je commenterai le poème que nous avons élu à la première place, pour vous dire les impressions qu’il m’a (ou nous a) laissées. Enfin, je terminerai mon propos par quelques mots sur l’invité d’honneur de cette cérémonie, Monsieur Thierno BA.

Birago et Léopold

Ces deux frères lais, on le sait, figurent au frontispice du panthéon de nos hommes de culture, et ce n’est que justice si le Ministère de la Culture et l’ensemble des hommes et des femmes de culture de notre peuple ont décidé de nous rappeler, tout au long de cet an de grâce 2006, quels ils furent, quelle œuvre grandiose ils ont accomplie de leur vivant, et même puisque l’un d’entre eux a eu le génie de nous rappeler en des verts inoubliables que « les morts ne sont pas morts », quelle influence ils continuent d’exercer sur nous, sur nos esprits, sur nos cœurs et nos actions les plus quotidiennes. Ce n’est évidemment pas le lieu ni le moment de s’étendre sur le sujet, et nous aurons sans doute bien des occasions, partout dans le pays, sur le continent et au-delà, d’exprimer notre gratitude à ceux-là qui, par leur combat résolu, ont fortement contribué à nous rendre notre liberté d’être et de penser, la fierté d’assumer notre culture et nos valeurs de civilisation. Mais puisqu’en ce jour il est question de haïku, donc de poésie et d’ouverture à d’autres mondes, à d’autres modalités d’exprimer l’homme, son aventure terrestre, ses rapports au réel et à la « sur-réalité » ses sentiments les plus intimes par le biais du verbe, il n’était pas concevable que cette cérémonie eût lieu en ce jour sans que nous nous souvinssions si peu que ce soit de Birago DIOP et de SENGHOR qui a dit de la poésie ce que peut-être après lui bien peu de ses congénères seront capables d’égaler. Donc salut à vous, Poètes et gloire éternelle sur vos noms !

Quelques observations sur des haïkus plus ou moins ratés

J’ai pensé que vous n’aviez accès qu’aux poèmes que le Jury a couronnés, et ne pouvez donc percevoir nos doutes, nos hésitations, nos frustrations et parfois nos rires (jaunes) devant certaines œuvres qui rataient l’élection pour une syllabe de trop, pour un excès de couleurs, pour un texte formellement bon mais trop proche de tel vers de tel poète, etc.

Il n’est pas facile, même après le premier écrémage qui réduit de moitié le nombre de concurrents, de choisir trois, puis deux, puis (exceptionnellement cette année) cinq poèmes puis de les classer par ordre de mérite.

Cette année-ci, le premier tri a laissé subsister 387 haïkus. C'est-à-dire que 377 ont dû être rejetés (et dans certains cas à contrecœur, voire avec mauvaise conscience). Chacun de ces poèmes, devrait faire l’objet d’un commentaire, mais cela n’est pas possible.

Parmi ceux-là, je voudrais en présenter un seul pour monter pourquoi il n’a pas été retenu. Bien évidemment, je préserverais l’anonymat.

un exemple haïku où se pose le problème de l’E « Sous la rose charnelle coule un soleil vivant, beauté éternelle ».

Il ne faut pas compter les deux E du 1er vers pour avoir les 5 syllabes attendues (su la roz’charneEl’)
Il faut en outre compter l’E de « coule » (lequel normalement doit être omis puisqu’il est suivi d’une voyelle) pour obtenir les 7 syllabes.
Dans le dernier vers, l’E final n’est pas compté.
Nous verrons tout à l’heure, à propos du poème arrivé premier, d’autres exemples de ce qu’il ne faut pas faire, à propos de l’inspiration.


Le haïku que le Jury a préféré Après bien des hésitations et des discussions, nous avons finalement élu le poème numéro 383 (je rappelle que jusqu’à la fin de la délibération, le Jury n’avait affaire qu’à des numéros d’anonymat). Voici comme il se présente.
« Soleil en furie, le riz doré embrase le cœur du paysan. »

A priori, ce poème semble terre-à-terre, et ne paie pas de mine devant d’autres, plus abstraits, et formellement tout aussi respectueux de la sacro-sainte règle prosodique du 5-7-5. (Il aurait fallu aussi que je vous fasse part de notre éternel problème du statut du E en position finale du vers ou, dans le vers, en position finale d’un mot suivi d’un autre mot commençant par une voyelle, et aussi de la question très technique de la synérèse et de la diérèse dans des mots comme « ciel », « pied », « fier », « ouatine », etc., question toujours présente et sur laquelle il faudrait, même arbitrairement, « légiférer » pour mettre tous les candidats dans les mêmes contraintes. Mais c’est là une autre affaire !

Or donc, le haïku retenu a été choisi parce que :
Il ne pose aucun problème prosodique, sinon le E final du verbe « embrase » que nous avons dû compter pour obtenir les 7 syllabes canoniques, ce qui évidemment a dû faire se retourner dans leur tombe les poètes français de la Pléiade, du Classicisme, du Romantisme et du Parnasse !
Il évoque une saison, puisque le riz doré au soleil (donc prêt à être récolté) nous renvoie à un moment précis dans l’année (bien sûr, il faut oublier qu’avec la riziculture irriguée qui se pratique de plus en plus, « il n’y a plus de saisons » pour ainsi dire).
Le haïku doit suggérer un sentiment soit chez un personnage du poème, soit chez le lecteur ; et dans ce cas précis, l’un et l’autre sont concernés et animés d’un même bonheur devant ce spectacle d’une belle rizière, promesse d’une année d’opulence (je rappelle que ce sont les professeurs Madior DIOUF et Adama Sow DIEYE qui ont le plus insisté sur cet aspect du poème : le bonheur à la perspective d’une année de repas assurés !). Et Monsieur Samba TALL, qui n’est pas membre du Jury opinait fortement de la tête ! )
Plus sérieusement, on a noté que le mot « furie » (soleil en furie), qui dénote un excès, justifie par contingence (ou par synthèse) le verbe « embrase », terme ambivalent, mais dont le sujet « le riz doré » laisse penser que c’est d’un point de vue positif qu’il est ici utilisé. Et le complément « le cœur du paysan » vient conforter cette impression. Il y a aussi que ce poème évoque invinciblement dans l’esprit de ceux qui le connaissent le poème « Midi » de Leconte de LISLE :

« Midi, roi des étés, répandu sur la plaine Tombe en nappe d’argent des hauteurs du ciel bleu. Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine. La terre est assoupie en sa robe de feu. (…) Seul mûrit le grand blé… »

Certes, il y a souvent de telles rencontres, de tels échos des grands poètes de notre héritage culturel dans le haïku de nos candidats. Par exemple, cette année-ci, on a rencontré l’inévitable SENGHOR (poème 86 : « la lune lasse/dort sur son lit étale/en nous souriant »), le grand HUGO (poème 104 : « Tel l’églantine/le soleil croît tandis que/le vieillard se meurt ») peut-être même le LAMARTINE du « Lac » (poème 179 : « la lune ténébreuse/ va déchirer la nuit/là-bas l’humain pleure »…Un poème évoque même un conte de Leuk-le-lièvre « Captive est la lune/qui a sur les belles osé/son regard poser » (poème 299, desservi par les 8 syllabes du 2ème vers !). On a même eu droit à …HOMERE ! (poème 378 : « L’aurore aux doigts/de fée blanchit l’horizon/d’un jour de printemps »).

On le voit donc et c’est très normal, l’intertextualité fonctionne souvent. La différence entre tous ces poèmes ci-dessus évoqués, et celui qui a été primé, c’est que celui-ci, même s’il fait penser à un prince des poètes parnassiens français, ne doit cependant rien à Leconte de LISLE, ou si peu !

Voilà quelques-unes des raisons qui expliquent (mais ne prétendent pas justifier) le choix du Jury, ce qui n’ôte rien au mérite des autres choisis en deuxième ou en dixième position.

Thierno BA, un dramaturge et un romancier triplé d’un poète
Nous avons choisi cette année Thierno BA comme invité d’honneur à cette cérémonie. Et choix ne pouvait être plus judicieux. Car Thierno BA, malgré sa grande discrétion, malgré son humilité, je risquerais même le mot timidité, est un grand parmi les grands écrivains de notre pays.

Le romancier n’a pas connu la fortune du dramaturge. Son Lat Dior ou le chemin de l’honneur est célèbre, et pas à titre principal du fait du choix de son héros, mais bien par l’intensité dramatique et la beauté de ses répliques et des monologues qui savent si bien parler à nos cœurs., ou plutôt à ce qui en nous renferme ce que notre sénégalité considère comme le bien le plus précieux de l’homme, je veux dire le sens de l’honneur, de la dignité, de l’estime de soi et des autres, etc., valeurs que l’on retrouve aussi dans son drame épique intitulé Bilbassy où il exalte également les hauts faits des héros des temps plus anciens. Cependant, La Route enchantée mériterait d’être lu et enseigné dans nos lycées et collèges. Ne vous y trompez pas, cet homme aux cheveux tout blancs est resté un authentique enfant, capable de s’émerveiller devant les prodigieuses beautés de la nature, du moins, à l’instar de son presque pays, le poète de Joal, de se souvenir de ce qui a été la nature dans son Saloum natal, en ses jeunes années, et de nous communiquer, par son verbe, par sa verve, son amour profond par les siens, de nous faire palper et sentir ce que CHATEAUBRIAND appelait « ces fortes attaches par lesquelles nous sommes enchaînés au lieu natal ». C’est de la pure poésie et, en tant que telle, elle est fondamentalement à goûter par une immersion personnelle directe dans l’œuvre. Le chant des kobi, un drame survenu aux temps de la 2ème Guerre mondiale dans une communauté de braves et simples pêcheurs, entrelardé d’évocation de leur vie quotidienne, de leurs bonheurs simples, de leurs activités, de leurs croyances, et, soudain, un jour, du malheur absurde qui vient semer dans ce petit paradis la mort et la désolation. Lisez les romans de Thierno BA, et peut-être connaîtrez-vous l’homme ; à coup sûr, vous vivrez avec ses personnages des moments inoubliables dans des cadres de paradis perdus.

Voilà en quelques mots, Excellence, Mesdames et Messieurs, ce que je pouvais dire aujourd’hui de Thierno BA ; vous aurez noté que je n’ai rien dit de sa carrière d’enseignant, de ses combats politiques pour la libération de son peuple du joug colonial, de ses charges de haut fonctionnaire, de ministre, ni de l’homme tout court, le père de famille, le citoyen, le doyen affable et préoccupé de transmettre aux jeunes générations la grande source d’expériences utiles accumulées au cours d’une vie de labeur, de foi, de luttes, d’espérance. Le temps me manque pour ce faire, et croyez bien que je le regrette.
Excellence, Mesdames, Messieurs,
Me voici parvenu au terme de cette allocution dont j’espère qu’elle ne vous aura pas trop pesé.
Ce 20ème anniversaire du Concours de Haïku de l’Ambassade du Japon marque assurément le moment où, par la magie de l’Internet, le monde entier commence à s’y intéresser, presque, on l’a dit, d’Europe et d’Amérique nous parviennent des poèmes, certes en petit nombre, mais dont nous espérons qu’à terme, grâce à l’engagement de notre future relève, de plus en plus de personnes de tous âges et de tous pays prendront part à ce qui sera devenu un des concours de haïku les plus courus dans le monde.

Excellence, Mesdames, Messieurs,
Merci de votre attention, à l’année prochaine, et très longue vie au Concours de haïku de l’Ambassade du Japon
Amadou Ly, 2006
Professeur de Lettres
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Université Cheikh Anta DIOP de Dakar

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